Les quatre félicités
et la vue
Sahaja
par Lama Shérab Namdreul
La co-émergence de félicité/vide est l'obtention (tib. toks) de sagesse.
Pendant longtemps j’imaginais la félicité (sct. soukha)[1]
comme une fête de l’esprit, une sorte d’orgasme mental du yogi. C’est lors de mes
quelques retraites solitaires en Creuse entre 1993 et 96 que je me suis rendu
compte que cette image de félicité s’était immiscée inconsciemment jusqu’à être
devenu un préalable à mon aspiration. En quelque sorte, non seulement je
plaçais « la charrue avant les bœufs » mais la charrue était chargée
d’une vue erronée. Les trois attachements aux expériences de clarté, félicité
et non-conception sont les obstacles majeurs à la pratique du yogacharya. Les
évacuer de notre aspiration est une chose, les voir s’immiscer dans nos
perceptions en est une autre mais les voir pervertir la conduite yogique est
très difficile parce que les samayas yogiques semblent
pouvoir justifier tous les défis aux conventions et que la recherche de
l’ultime peut fausser le discernement. Ce n’est que durant l’année de retraite Lièvre-Fer
(2011-2012) en m’inspiration de l’authenticité que
s’exigeait Yangtsi Kalou Rinpotché que la méditation
du sugatagarbha (avec l’option pourba) m’a été d’une aide
radicale.
Sans doute qu’il y a toujours
une part de sincérité quand on dit « aspirer
à l’Éveil » et je pense que l’aspiration de prime abord est louable et
nous permet de se voir de bonne volonté mais !!! Eh oui, ce mais... ce
petit mais contrariant qui semble gâcher la fête. Ce « mais » est
pourtant celui de la vigilance qui peut nous éviter le pire :
l’auto-illusion, l’autosatisfaction. Ce « mais » ne doit pas être
pour autant celui de la suspicion et du procès d’intention. Je parle du
« mais au cas où » quelque chose échapperait à la vigilance du pratiquant
routinier et conforté de quelques conviction sur le Dharma.
Toute expérience, qu’elle soit
dite "ordinaire" ou prétendue "spirituelle", s’accompagne
de sentiments. Ces sentiments, sensations ou même impression que l’on éprouve
lors de nos méditations ont tous de l’importance parce qu’ils sont
significatifs. Il ne faut donc pas hésiter à parler de ses expériences à son
instructeur et tout particulièrement celles que l’on ressent comme
contrariantes et déstabilisantes et qui nous donne l’impression de régresser dans notre pratique. La plupart du temps, ces expériences
sont signes qu’un abandon (tib. pang[2]) ne se fait pas et
ne permet donc pas l’obtention[3]
(tib. toks[4])
d’une réalisation. Dans ce cas, il faut se garder de toute "réaction
antidote" et maintenir la vue
de la co-émergence (sct. sahaja) parce que ces expériences peuvent être les prémices d’une expérience numineuse. Celles associées
au klésha "répulsion/aversion" s’avèreront co-émergence
de clarté/vide (tib. sèl-tong), celles associées au klésha "désir/attachement" s’avèreront
co-émergence de félicité/vide (tib. dé-tong) et celles associées au klésha "ignorance/opacité" s’avèreront
co-émergence de conceptivité/vide (tib. rik-tong).
Les quatre félicités
Les quatre félicités sont tout
particulièrement abordées à Yogi Ling lors des enseignements du yoga des cinq éléments, du Mandala
tantra, des tantras de Chakrasamvara et
de Vajrayogini qui introduisent au yoga de toumo en la Vue du sahaja.
Quand on aborde l’étude du
Dharma, nous nous retrouvons souvent devant une nomenclature de termes plus ou
moins abstraits et dont les commentaires, quand il y en a, ne permettent pas
toujours de se faire une idée de l’expérience dont il s’agit et aussi des
sensations qui peuvent la précéder ou l’accompagner. C’est ce que j’éprouvais,
en l’occurrence, devant l’énumération des quatre félicités. Pour cette raison,
j’aimerai partager mes réflexions et mes sentiments personnels en m’inspirant
de quelques expériences au sujet de ces félicités.
Traditionnellement, parmi les
quatre félicités, les trois premières sont qualifiées de relative et la
dernière d’ultime. Bien que cette façon de classifier soit quelque peu binaire
et expéditive au regard de la vue de la co-émergence (sct. sahaja), elle nous permet
de bien faire une distinction entre expériences et réalisations et de bien
réaffirmer notre aspiration spécifiquement bouddhique à l’Éveil qui consiste à
reconnaître la nature des phénomènes et de l’esprit et non pas à s’en tenir à
des expériences de félicité.
Ainsi, je qualifie les trois
premières félicités de « caractéristiques » et la quatrième de
« démonstrative ». D’autre
part, on peut mentionner les deux phases de la méditation tantrique pour
distinguer les circonstances qui entraînent
ces félicités : la phase générationnelle (tib. kyé
rim) « montante » et la phase de
parachèvement (tib. dzok rim)
« descendante ».
Je vais maintenant développer
ces distinctions.
1) Les
trois félicités caractéristiques
Parmi
les quatre félicités, les trois premières sont des félicités
« caractéristiques » d’une méthode aboutie que suscite un abandon (tib.
pang) de quelques
illusions participant ainsi à l’accumulation de sagesse. À savoir que de tels abandons
laissent place à des obtentions sans régression
possible. On parle d’une accumulation de sagesse qui opère jusqu’à la moelle de
notre âme de façon indéfectible de sorte que les acquis de cette vie se ré-émaneront
(sct. nirmana, tib. trul) de
façon innée lors de notre prochaine naissance.
Ces trois félicités
caractéristiques s’opèrent lors de la phase générationnelle montante. Sur la
base du point de jonction de l’esprit et du prana
situé quatre doigts sous le nirmana-chakra se trouve
l’élément feu primal que je compare à "la veilleuse d’une chaudière au
sous-sol d’un immeuble". Sous les effets conjugués de l’aspiration vitale
(tib. meun lam) dont la
source se trouve au centre du chakra
secret[5] et
de la concentration en le point de jonction, la flamme rougeoyante de la
veilleuse se ravive et va en s’allongeant diffuser sa chaleureuse bienfaisance au
"quatre étages de l’immeuble". La phase générationnelle montante commence
par « exhausser » la co-émergence de "chair et charité" dont l’incarnation humaine se trouve
être la condition la plus propice à cela.
Dès
l’enclenchement de cette phase montante, il faut surveiller la montée de
« l’énergie » comme on dit et le thermostat. Ce sont deux points
importants sur lesquels j’insiste et que l’on peut apprécier plus sensiblement
dans le yoga des cinq éléments. L’énergie de
l’élément air ne doit pas outrepasser le souffle de l’élément terre, ces deux doivent
se concilier au point de jonction. Si l’on fait trop monté l’énergie on risque
d’exacerber des troubles de l’élément air comme l’irritabilité, la fébrilité.
L’expression new âge « faire monter l’énergie » me semble dangereuse
quand on manipule ces souffles. Si l’on fait trop monter la température, on
risque des phases d’exaltation qui peuvent être prise pour de la félicité. Il
faut savoir que des expériences qui relèvent d’une reconnaissance de la nature
ultime des phénomènes et de l’esprit ne s’accompagnent pas d’effets
spectaculaires. Ne laisser pas les phantasmes mystiques s’emparer de la
méditation. Laissons diffuser dans le corps une chaleureuse sympathie que
procure la mise en marche de la chaudière du sous-sol et surveillons le robinet
thermostatique au centre du chakra de la gorge, le justement bien nommé « sambhoga-chakra[6] »
Il
est indispensable d’avoir bien compris l’enjeu de sa méditation. Le yoga de
Toumo n’est pas cette performance folklorique à développer la chaleur du corps
pour résister au froid ou faire fondre la neige. Le but du yoga de Toumo est de reconnaître le klésha
"désir/attachement" comme étant intelligence du discernement et quand
cette intelligence est dénuée d’imputations
(sct. vikalpa, tib. nam-tok) elle se révèle
félicité/aisance. La chaleur ressentie dans le corps est un effet significatif mais
n’est pas le but recherché et si l’on préconise de se confronter au froid c’est
pour mieux stimuler la concentration pour ne pas crever de froid. Ne désespérez
pas si vous n’avez pas de neige chez vous, il est possible de pratiquer Toumo
en milieu tempéré.
J’évoque ici le yoga de Toumo
parce qu’il est naturellement associé aux quatre félicités mais il n’est pas la
seule pratique qui aboutit à ces félicités. Toutes les pratiques qui mettent en
jeu l’octroi des quatre initiations conduisent aux quatre félicités, en
commençant par le « gourou yoga » quelle que soit la représentation
qui sert de "Lama racine", le plus
significatif étant le gourou yoga de Milarépa.
Une
fois que la diffusion se régule, la phase montante peut se poursuivre
efficacement pour « exaucer »
la vocation de la bodhicitta rouge
qui ne manquera pas de déclencher la phase descendante associée à l’onction (abhishéka)
de la bodhicitta blanche que l’on évoquera plus loin.
Ces trois félicités étant caractéristiques d’une méthode aboutie,
signifient qu’un abandon (tib. pang) ait eu
lieu pour chaque félicité. À ce titre,
qualifier ces trois félicités de « relatives » n’est pas tout à fait
juste du point de vue Sahaja puisque toute manifestation : expérience,
phénomène et esprit, ont tous pour nature une co-émergence indivise de
relativité/vide. Ces félicités se manifestent donc lors de l’abandon d’une
illusion et de fait une accumulation de sagesse s’opère ipso facto. Par
accumulation, il ne faut pas s’imaginer plein de sagesses de toutes sortes
qu’on amasserait. C’est une accumulation de causes et conditions qui, conjuguée
avec l’accumulation de mérite, vont se bonifier et provoquer la réalisation de
la sagesse qui dissipe le voile subtil de l’ignorance. C’est la sagesse du dharmata, celle de reconnaître le phénomène être simplement
un phénomène[7].
Bien
que l’accumulation de sagesse dont témoignent ces trois félicités ne soit pas
l’obtention de la sagesse proprement dite, l’abandon d’une illusion veut dire « réaliser
la vacuité d’une illusion » ce qui soulève les voiles des facteurs
perturbateurs de la saisie et de la soif. De fait, la nature de ces félicités
est susceptible, dans la phase descendante, d’être reconnue comme la
co-émergence d’expérience/vide[8] ce
qui revient à l’obtention de la sagesse qui dissipe le voile subtil de l’ignorance.
Bien que le terme
"montant" suggère une référence au corps physique, il fait surtout
référence au chemin (tib. lam) qui permet au souffle
de l’aspiration (tib. meun) d’exécuter son élévation
naturelle la plus noble.
1- Au nirmana-chakra[9]
(à hauteur du nombril) : contentement ou quiétude quand on n’éprouve plus
l’insatisfaction inquiétante du manque. Sans dispersion, on est au siège de son
foyer qui diffuse le confort.
2- Au dharma-chakra[10] :
soulagement après qu’on ait retiré le poids d’une douleur que je compare au
soulagement après avoir crevé un abcès. C’est l’approche numineuse au siège des
peurs, le chakra du cœur (voir sugatagarbha).
3- Au sambhoga-chakra[11] :
ravissement à la suite d’une découverte de tous les possibles. Toute la
conceptivité de l’esprit étant dénouée et libre d’imputation (tib. nam tok), toute manifestation se
révèle loisible, à la disposition de la raison et du discernement.
4- Au mahasoukha-chakra[12] :
aisance quand se profile l’espace de toute liberté sans plus aucune
interférence des conditionnements et des obstructions En la co-émergence de penser/pensé, se déploie le Dharmadhātu sans
référence où les cinq intelligences œuvrent en toute aisance (sct. soukha, tib.
dé-oua).
4)
Les quatre félicités en phase de parachèvement descendante
Traditionnellement
on les présente comme quatre joies/félicités[13] (tib.
ga-oua chi) qui s’inscrivent dans la phase de parachèvement[14] (tib.
dzok rim) du yoga de Toumo de l’anutarayoga
tantra[15] mère[16] (tib.
ma). Leurs expériences correspondent à ce qu’on appelle l’initiation[17] lorsque
le souffle (tib. loung) de bodhicitta blanche descend
pour oindre les quatre chakras.
1. Joie/félicité (sct.
ananda, tib ; ga-oua) par la descente du
sommet de la tête de la bodhicitta blanche.
2. Félicité suprême (sct. paramananda,
tib. tchok ga) par la descente au niveau de la gorge.
3. Félicité spécifique (sct. viramananda,
tib. kyé ga) par la descente au niveau du cœur.
4. Félicité co-émergente (sct.
sahajāsukha, tib. lhèn tchik kyé paï
dé oua) au
niveau du nombril.
À
vrai dire, il ne s’agit pas de quatre félicités distinctes qui vont être acquises
comme on a pu le voir dans la phase générationnelle. Il s’agit de l’abhishéka de sagesse qui,
ayant réalisé la co-émergence de félicité/vide, va permettre de réaliser la nature
des trois félicités caractéristiques de la phase montante comme la co-émergence
d’expérience/vide et ainsi unifier l’acquis et l’inné[18].
La
boucle est bouclée, le sahajakāya des cinq instances indivises de l’individu :
corps, langage, esprit, aptitude et activité, se déploie en tout le processus cognitif qu’est l’esprit.
5)
Conclusion
Je
peux comprendre que certains puissent être un peu perdu dans toutes ses dénominations
ou que d’autres n’y voient aucun intérêt. Ces sentiments sont compréhensibles
et si en les analysant de plus près l’on peut y déceler une sincère exigence de
vouloir aller à l’essentiel et au plus vite alors cela est respectable. Effectivement,
il y a plus urgent que d’étudier et de méditer, c’est de vivre et vivre en
compagnie des autres mais, pour bien vivre avec soi-même et avec les autres, il
est besoin de bien méditer.
Assumons
cette exigence et optons pour la devise « bien fait vite fait » et
rejetons l’espoir du « vite fait bien fait ». La question est de
savoir comment « bien faire » notre méditation ? Le sentier
octuple énoncé par le bouddha Shakyamouni dans la quatrième des quatre vérités des nobles synthétise toutes les
réponses. Malheureusement, arriver à « bien faire » peut prendre
beaucoup de temps et risque de tourner court au « ni fait ni à
faire » si l’on manque de détermination et de persévérance. Quand vient alors
une panne d’aspiration, revisitons notre exigence vitale et observons-la en
quoi elle est garante de notre authenticité et de notre liberté. Si, comme moi,
vous faites parti des personnes qui aimeraient faire autre chose que d’étudier,
de prier voire même de méditer, l’exigence vitale regorge d’inspiration,
d’aspiration et de motivation.
[1] Depuis quelques temps je préfère traduire le sanscrit "soukha" par “aisance”.
[2] སྤངས།
[3] Ces deux syllabes pang/toks forment un concept majeur qui décrit la transition entre abandon et obtention qui s’opère lors d’accumulations de sagesse. Plus précisément, on abandonne les conditionnements et tendances qui font qu’inconsciemment nous acquiesçons à nos illusions. L’un des facteurs déterminants à cet abandon est la concentration continue et sans distraction sur un même objet mental qui conduit à l’enstase en la conscience mentale. Quand advient alors une désillusion, elle participe ipso facto d’une vision pertinente et efficiente à l’obtention d’une reconnaissance de la nature ultime des phénomènes et de l’esprit.
Je rappelle qu’il y a trois illusions majeures : 1) l’illusion d’appréhender une réalité (essence) en les phénomènes et en l’esprit ; 2) l’illusion de leur imputer une caractérité (tib. tsèn nyi) intrinsèque ; 3) l’illusion de prendre pour permanent ce qui est transitoire.
[4] རྟོགས།
[5] Le
chakra qui soutient la félicité : བདེ་སྐྱོང་འཁོར་ལོ་
[6] Bien nommé puisque « sambhoga » (tib. long tcheu) signifie « user d’une propriété », « jouir d’un bien ». C’est l’usufruit comme démonstration de la compatibilité de nature du nirmanakaya et dharmakaya.
[7] Dans l’échange avec Métripa, Saraha lui répond en exprimant cette évidence :
« Le Mahāmudrā est un nom que l'on donne au fait que tous les phénomènes (sct. dharma) se manifestant depuis l'origine sont au fond ce qu'ils sont des phénomènes (sct. dharmatā) ».
[8] Cette co-émergence renvoie à la quatrième garantie énoncée par le bouddha Shakyamouni qui consiste à joindre en toute expérience, la vue de la vacuité.
Les trois premières garanties (tib. teun pa chi) étant : « 1)S’en remettre au sens et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement proposé et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience (et non pas à la croyance seule). ».
[9] སྤྲུལ་པའི་འཁོར་ལོ་
[10] ཆོས་ཀྱི་འཁོར་ལོ་
[11] ལོངས་སྤྱོད་འཁོར་ལོ་
[12] བདེ་ཆེན་འཁོར་ལོ་
[13] དགའ་བ་བཞི།
[14] རྫོགས་རིམ།
[15] རྣལ་འབྱོར་བླ་མེད་ཀྱི་རྒྱུད།
[16] gyu མ་རྒྱུད།
[17] Les termes "baptême" et "abhishéka" * ont un rapport commun avec l'action d'oindre. L'onction rituelle renvoie à une véritable expérience intérieure naturelle de l'esprit qui s'opère lors de sa jonction (sct. yog) aux souffles. En attendant que cette expérience soit effective, les cérémonies d'initiation permettent de rendre l'esprit réceptif selon l'intelligence de l'élève, soit à l'ouverture d'une confiance préalable, soit à une compréhension d'une vue intérieure ou encore à un mûrissement plus ultime.
[18]
L’union de science primordiale (sct. jnana, tib. yéshé : ཡེ་ཤེས།) et de science discernante
(sct. prajna, tib. shérab : ཤེས་རབ།). Leur union est signifié par la combinaison de ཡེ་ཤེས། et de ཤེས་རབ། en deux syllabes
yèr-shé : ཡེར་ཤེས།